La Force de l'art
Entretien avec Nathalie Ergino

Propos recueillis par Florence Charpigny

Nathalie Ergino, directrice de l'Institut d'art contemporain depuis quelques mois, est l'un des quinze commissaires invités au Grand Palais.
Sa proposition, Glissades –
" Etre le ministre de sa propre culture" 
offre un accrochage fluide et intimiste autour d'œuvres de Raymond Hains, figure majeure autant que rebelle des Nouveaux Réalistes.
Quelques jours après l'ouverture de
La Force de l'art dont le succès s'est confirmé (65 000 visiteurs les trois premières semaines selon le Ministère de la culture), récit d'une aventure, qui va bien au-delà du commentaire de son travail mais aborde la manière dont se fabrique l'histoire de l'art.

Votre proposition à La Force de l'art s'articule autour d'un hommage à Raymond Hains, disparu en octobre dernier, et à des collaborations d'artistes. C'est une singularité. Comment avez-vous construit votre espace Glissades - "Etre le ministre de sa propre culture" ?
NATHALIE ERGINO: C'est un hommage actif ! L'idée est venue tout de suite. Le choix était ou de présenter les artistes que j'ai exposés depuis plusieurs années et accompagnés - ce n'était pas simplement des expositions, c'est un ensemble -, dans ce cas, à mes yeux, il aurait fallu beaucoup plus d'espace et cela aurait été très difficile de choisir certains d'entre eux et pas d'autres, je parle de ceux que je désire soutenir à long terme. C'est peut-être une forme de paradoxe, ce qui ne veut pas dire que ceux qui sont là, autour de Raymond Hains, n'en font pas partie, mais disons que le fil que j'ai tracé autour de Raymond Hains me permettait une forme de sélection plus aiguë. Et surtout, quand j'ai exposé Raymond Hains dans le passé, en 1998 au Frac Champagne-Ardenne, Raymond Hains m'avait demandé: "Nathalie, pourquoi m'exposez-vous dans un Frac, au fond, ni Arman ni César ne le font", je lui avais répondu, "Mais vous êtes un jeune artiste, Raymond, puisque vos propositions sont toujours renouvelées". C'est une petite anecdote, mais toute personne qui a approché ou observé le travail de Raymond Hains ces dernières années n'a pu que le constater. Sa disparition, même si on savait que cela pouvait arriver, nous a touchés; pour ma part, j'ai eu l'impression d'un manque aussi, autant à titre personnel, affectif et affectueux, qu'à titre artistique, parce que je considère toujours cet œuvre en perpétuel mouvement, toujours en chantier, jusqu'à la fin. En même temps, je n'ai pas pris les œuvres les plus récentes, c'est mon petit paradoxe, il était jeune dans cette démarche de l'esprit, et j'avais envie de refaire le point sur les gestes matriciels, fondamentaux, qu'il avait pu poser, comme ce passage des Affiches lacérées aux Palissades, de la palissade aux Lapalissades , ce glissement de sens et aussi ce passage de l'affiche à la fiche et ainsi de suite, au fond la mise en système du mot au cœur de son dispositif, sans pour autant que cela ne prévale sur la forme puisque finalement la forme accompagne cette relation au mot, au langage; il s'agit d'ailleurs moins du langage que proprement du mot et de son glissement. De là, ce qui m'est très vite venu à l'esprit, c'est l'histoire du
Néo dada emballé ou l'art de se tailler en palissade . C'est vrai qu'on a tous plus ou moins réagi sur le fait politique de cette proposition, il se trouve que cette œuvre n'était pas directement politique, mais c'était le Cheval de Troie de l'art de Raymond Hains qui, au moment où Pierre Restany avait évoqué le deuxième manifeste de Nouveaux Réalistes A quarante degrés au-dessus de dada , avait suggéré à Raymond Hains cette position-là, déjà, de se décentrer par rapport aux Nouveaux Réalistes. Parallèlement m'est apparue cette formule que je cite dans le texte du Grand Palais, " être le ministre de sa propre culture ". Mon titre de travail, c'était "Glissements de sens", c'est devenu glissements, puis c'est devenu Glissades, "être le ministre de sa propre culture" s'est collé naturellement. Je voulais qu'on puisse reconstituer le Néo dada des années 60, en grand, en immense, ce n'était vraiment pas possible, pas juste, donc je suis partie vers des pièces plus petites, et des artistes qui pouvaient se prêter à ce jeu de rebond. Il n'y en avait pas tant que cela, en fait, en tous les cas c'étaient ceux que j'accompagnais depuis des années, cela me paraissait logique: Bazile, Curlet, Finizio, Daviot. En même temps, je n'ai pas montré tout ce que je pourrais faire par rapport à l'art en France et ici, à l'IAC, je travaille à Distorsions, une exposition qui ne se limite pas à des artistes français mais qui pour autant pointe certains aspects, justement, toujours avec Raymond Hains, et qui rebondit sur l'exposition du Grand Palais, autour de Raymond Hains et son usage des verres cannelés. Effectivement, à la fin des années 40 et au début des années 50, c'est ce qui donne les photos hypnagogiques, c'est ce qui donne avec Jacques de la Villeglé le film Pénélope , et ce qui donnera les Ultralettres, la manière de dé-lire le texte: c'est une démarche liée à la fois à l'optique, à une dimension surréelle et pas forcément surréaliste, et à la fois une dimension perceptuelle, cela m'intéresse de pointer un autre aspect de l'artiste. Au fond, Glissades, "être le ministre de sa propre culture" est un premier temps qui est développé au Grand Palais et qui se poursuivra ici avec Distorsions, et peut-être encore ultérieurement.

Au Grand Palais, vous accrochez aussi François Dufrêne.
NE: Oui, alors là on est pris dans l'hommage de l'hommage, on est en boucle. La pièce de Dufrêne, en dehors de l'intérêt que je porte à cet artiste en soi, malheureusement trop peu connu encore, c'est hommage de l'hommage: j'ai accroché une affiche lacérée de Dufrêne, mais version Hains, qui du coup s'appelle Hains , "je te respecte donc je te fais un clin d'œil", mais un sonore, puisque c'est lié au son de Dufrêne. Etant dans un hommage actif, c'est un peu de clin d'œil en clin d'œil. J'ai découvert cette pièce dans l'atelier de Dufrêne, je me suis arrêtée devant et elle m'a semblé finalement incontournable. C'est vrai que Villeglé est important, et plus connu dans la collaboration avec Hains, mais cette œuvre de Dufrêne est liée aux mots, et c'était vraiment important qu'il soit là.

Est-ce qu'il faut d'abord se faire plaisir pour faire une belle exposition?
NE: Oui, avec Dufrêne, oui, mais je pense que le plaisir est très partagé. C'est comme si j'avais voulu faire partager un rébus; en même temps je pense que c'est parti d'un plaisir, d'une envie, d'une intention, je fonctionne rarement différemment mais pour le coup la dimension presque fétichiste qui se trouve dans cette toute petite salle avec ces petites Affiches , avec ce plaisir personnel, est revendiqué par tous mes confrères qui y sont passés. Pourtant on connaît les Affiches lacérées mais on ne les voit pas si souvent, donc celles-là ont convaincu beaucoup de personnes de la profession qui venaient et revenaient, de Lavier à Marcadé, et qui disaient: "Mais qu'est-ce que c'est beau, ces affiches!" Je pense qu'on arrive à un moment de recul où on les voit un peu autrement qu'il y a mettons 15 ans, où on en avait un peu assez. C'était trop proche, trop proche et trop loin à la fois. Les affichistes ont vraiment une histoire qui leur est propre, c'est seulement maintenant qu'on peut commencer à la lire différemment, à lui donner son intensité, parce qu'ils ont été bien noyés, entre guillemets, dans cette masse des Nouveaux Réalistes; malgré les rébellions incessantes de Raymond Hains, ce n'était pas si facile. D'ailleurs commercialement on l'a bien vu au cours du marché, ce ne sont pas eux qui se sont trouvé au-devant, forcément c'était plus difficile à commercialiser, encore que… Il y a eu longtemps l'ombre d'Yves Klein, de Raysse, on est dans l'ombre de Pierre Restany; j'adorais Pierre Restany, pour le coup j'avais toujours dit que tant que Pierre Restany et Raymond Hains étaient vivants, la partie Nouveaux Réalistes que j'avais au musée d'art contemporain de Marseille ne pouvait pas aller au musée Cantini, c'était en 2001! Le temps malheureusement m'avait donné tort, j'avais quand même raison de garder certaines œuvres de cette époque à nos côtés, et effectivement la lecture d'Yves Klein après la disparition de Pierre Restany, par exemple, ne peut être que différente, on n'arrivait pas à voir autrement les choses, c'est peut-être bien que des gens plus jeunes s'attèlent à cela sans pour autant ronronner dans leur histoire de l'art. C'est aussi une façon de poser des bases par rapport à des filiations potentielles, on a toujours parlé de Raymond Hains et de sa jeune génération, mais laquelle, et comment? Ce n'est pas évident. Je ne suis pas sûre, par exemple, que du vivant de Raymond Hains, la relation de Bernard Bazile et Raymond Hains aurait vraiment fonctionné, pas d'homme à homme, et pas forcément strictement dans les œuvres. Et d'ailleurs Bernard Bazile, d'une autre façon, est en retrait de la scène artistique pratiquement volontairement ces dernières années, et qui pour autant est revendiqué, pas forcément par les plus jeunes, mais les quadras qui l'occupent aujourd'hui, de Pierre Huyghe à Xavier Veilhan. Il y a filiation potentielle.

On a beaucoup reproché à La Force de l'art d'être franco-française, de constituer une juxtaposition de propositions de commissaires, trop autonomes et trop personnelles, on l'a même rapprochée d'une foire d'art contemporain. Y a-t-il nécessité d'un regard réciproque d'un espace à l'autre?
NE: Non, je ne pense pas nécessairement. De toutes façons, ce qu'on retiendra, d'après moi, et c'est ce que ce j'ai pensé pour avoir accepté cette proposition, c'est que la nécessité d'une telle rencontre, exposition, manifestation, ne pose plus question véritablement au regard de nos confrères aussi bien que de l'opinion, et j'en suis heureuse parce que justement, il y a trois mois, il fallait encore débattre du fait de savoir si c'était un cocorico national ou pas. Je crois tout simplement qu'une manifestation comme la Biennale de Lyon, par exemple, est une histoire véritablement d'exposition et de projet de création artistique, alors que je vois plutôt La Force de l'art comme un grand rendez-vous. Après, qu'on y mette des belles expositions, des moins belles, différentes choses, mais qu'en tous les cas il y ait des œuvres, que ce ne soit pas forcément et peut-être justement pas porté par la notion de commissariat d'exposition au sens le plus classique du terme, avec un vrai parcours, ou une vraie cohérence. Peut-être que dans ce cadre-là ce n'est pas l'objet, mais qu'il y ait de belles présences, qui soient bien représentées, et peut-être même passer à l'étape suivante avec des vrais projets d'artistes. J'imagine que pour en arriver là, il faut passer par une étape supplémentaire qui serait peut-être une façon de poser une dimension historique: on peut imaginer ce premier temps de rush comme une façon de poser la nécessité, un deuxième temps avec une dimension historique. Voyez, je fais le programme pour le Ministère! Et le troisième temps, on revient vers la création, mais pas forcément vers la notion d'exposition, dans un lieu, si c'est celui-là qui perdure, qui ne s'y prête pas beaucoup. En revanche par rapport à une notion de rendez-vous, là, il est fabuleux. Pour y avoir travaillé pendant plusieurs jours d'affilée, j'ai été totalement conquise par l'énergie que dégage cet endroit. Et puis aujourd'hui, cette diversité ne me paraît pas s'annuler, elle est positive, comme cette notion non pas de cohérence mais de différence, de singularité. Beaucoup d'artistes sont représentés, plus ou moins correctement, mais tout le monde en est heureux, le grand public semble être concerné par la manière dont cela s'orchestre et  prend le chemin de la rencontre, de la visite de cette proposition. La deuxième édition serait combinée plus grand public et public international. Là, le seul regret que j'aurais, en dehors de cette accélération qui donne un puzzle à la fois riche et étrange, c'est cette partie internationale que l'on aura de toute façon un peu, mais que l'on n'a pas pu cibler avec le temps qu'il fallait. C'est intéressant au-delà de notre propre scène, mais peut-être qu'il faut un peu plus exister sur la scène nationale pour atteindre la scène internationale.

Jusqu'au 25 juin 2006 au Grand Palais, Paris - www.forcedelart.culture.fr
Rencontre avec Nathalie Ergino le 24 juin à 15 h, dans le cadre des Dialogueurs, rencontres avec des personnalités de l'art contemporain.
Ph.: Raymond Hains, "D'après le néo dada emballé ou l'art de se tailler en palissade" / 1998 - Bois, tissus, ficelles, biscuits roses de Reims, 2 tréteaux en bois - FRAC Champagne Ardenne - Collection du Frac Champagne-Ardenne, Reims - ©André Morin