Kader Attia
ou la pluralité des mondes

par Jean-Paul Gavard-Perret

" L'art, et en particulier l'art contemporain, c'est-à-dire l'art en train de se faire,
n'a pas de connotation ni par rapport à la localisation spatiale, ni par rapport à la race ou la sexualité. Il n'est pas convenable d'ériger des limites à l'art " (K. A.).

Né à Dugny en 1970 et ayant grandi à Garges-les-Gonesses, Kader Attia sait ce qu'il en est de l'ostracisme et il évoque souvent la phrase qu'on lui a souvent répété "si le fascisme passe, tu seras le premier expulsé". Musulman, chrétien et juif,
son nom est à l'image de son identité ;
ou plutôt de ses identités. Elevé dans l'univers des cités à fortes communautés noire africaine, maghrébine, musulmane et juive, il travaille dès l'âge de onze ans sur le marché de Sarcelles où l'on vend des kilomètres de tissus aux noms de rêves : "Pamela", "Sue Helen", "Lucie" puisqu'à l 'époque le feuilleton Dallas fait fureur. Mais il n'y a pas que dans la ville texane que l'univers est impitoyable. Cependant Attia apprend à observer tout ce qui bouge autour de lui. Il baigne jusqu'à l'âge de 15 ans dans cet univers de brassage qu'est le marché qu'il préfère au collège source pour lui d'ennui crasse. C'est pourquoi pendant ses cours il s'évade en dessinant sur les coins et la marge de ses copies. Après l'avoir vu reproduire à l'identique des paquets de cigarettes "Marlboro rouge" son professeur de dessin l'emmène aux "portes ouvertes" des Arts Appliqués de Paris. C'est pour l'adolescent une révélation et une pré concrétisation de ses rêveries ainsi qu'une motivation pour ses études : afin d'entrer dans une école d'art, il lui faut son bac. Il l'obtient ainsi diplôme de l'école Duperré (1993). Après un bref passage aux "Beaux Arts" de Barcelone, il part pour deux ans au Congo. Le contact avec la sculpture ancienne et contemporaine d'Afrique centrale représente une autre révélation et de retour à Paris il réalise une de ses premières œuvres : un diaporama "la Piste d'Atterrissage" (2000) sur la vie des transsexuels algériens chassés et exilés à Paris au moment où la guerre civile fait rage.

Dès lors ses créations oscillent entre l'installation ("La machine à rêve" Biennale de Venise 2003 ou "l'Atelier clandestin" Art Basel, 2004), la vidéo ("Shadow" Vidéo Zone, Tel Aviv 2004) et la photographie ("Alter Ego" Sketch Gallery Londres 2005). Ses projets comme témoignent de l'éclectisme de son travail. A Bâle en 2005, il installe un chapiteau sous, lequel des break dancers font face à un derviche tourneur et à un DJ pendu ("The Loop" 2005). Internationalement reconnu l'artiste possède déjà un langage particulier et sans compromis. Photo, vidéo et installations sont les moyens qu'il utilise pour mettre en scène le quotidien, la violence, le déracinement. Ainsi pour l'exposition "Notre histoire", il présente sur un mur blanc des dizaines de matraques formant une arabesque composée d'une multitude d'angles droits, un labyrinthe composé de "tonfas" trouvés dans la rue, du côté de Garges-les-Gonesses, après les émeutes du mois de novembre 2005. Ces émeutes il les explique simplement. "Le vrai problème, c'est la pauvreté, il n'y a pas à chercher plus loin. La prochaine fois, ce sera une insurrection de tous ceux qui vivent sous le seuil de pauvreté". Mais pour cette œuvre Attia s'est inspiré d'une calligraphie de l'art musulman : le style Koufi géométrique qui utilise les verticales et les horizontales. Ce style d'écriture très architectural, sans courbes, a influencé d'ailleurs les artistes minimalistes - particulièrement Sol Lewitt. Mais les tonfas ont aussi inspiré à l'artiste un sentiment tragiquement émouvant. Et ce qui l'a intéressé au moyen de ce détournement d'objets c'est de recréer et redonner une nouvelle vie à ceux-ci : d'objet qui sert au combat mais également à la protection, il est parti dans une rêverie poétique qui fait le grand écart entre la calligraphie d'origine musulmane et la peinture moderne comme celle de Mondrian. Dans cette œuvre, comme dans les autres, il transgresse donc l'image l'objet afin de lui donner une seconde vie qui raconte avant tout l'histoire de l'arabesque au sein d'une parabole plastique qui mêle l'ordre et l'envie de donner de l'espoir.

Toutefois Attia ne cherche pas à choquer car comme il l'affirme "quand on cherche à choquer, on n'y parvient jamais, on accumule les clichés". En revanche, à chaque fois qu'il créeune pièce, il s'inspire d'un vécu personnel. C'est le cas pour la pièce des pigeons présentée à la Biennale de Lyon ou la structure des tonfas. C'est pourquoi ses œuvres touchent les gens là ou finalement ils ne s'attendent pas à l'être. Leur but demeure de questionner à une époque donnée différents angles du quotidien du citoyen français ou étranger. Comme il le précise : "La matraque est en effet un objet universel et la France n'est pas le seul Etat à glisser dans un climat répressif. Ce que j'aime bien dans cette histoire d'arabesque, c'est qu'elle peut modifier l'image qui est donnée de la banlieue.(...) Malgré le climat de violence, il y a des tas de gens qui y vivent, travaillent normalement et qui ne sont pas des gangsters. Un autre pan de son expérience personnelle "Fridge" crée pour le MAC de Lyon et Le Magasin de Grenoble est rappelée de manière plus collective : au moyen de 90 vieux frigos, l'artiste reconstitue le cité de son enfance. En peignant sur chacun d'eux des rangées de petits motifs, il évoque les façade des immeubles et à l'intérieur de cette cité (froide) sept mille voitures - dont un tiers de voiture de police - circulent ou sont garées. Son fameux " Flying rats ", exposée à la biennale de Lyon, parle d'une de ses phobies. L'image est violente : un grand toboggan rose dont la glissière est parsemée de lames de rasoir et de couteaux, qui s'hérissent, méchamment. Elle lui permet de ne pas oublier son traumatisme : la circoncision sans anesthésie à l'âge de 8 ans. Elle raconte aussi un autre moment douloureux de son enfance, lorsqu'il a perdu connaissance après être tombé sur le béton de sa cour de récréation. Parlant mal français, l'arabe étant de rigueur à la maison, il n'a jamais compris pourquoi, à son réveil, on lui a dit "as-tu vu des oiseaux?" Il a donc construit une grande cage avec à l'intérieur des pigeons dévorant lentement, à leur rythme, des poupées en céréales. Pour lui, le "message est universel"..
L'artiste ne cesse donc d'exprimer son "vécu", parfois difficile, dans une banlieue parisienne souvent hostile. On l'aura déjà compris son travail est surtout politique, car "la politique passe d'abord par la culture". D'où cette œuvre représentant des tchadors en cheveux, comme une sorte de compromis entre les femmes juives qui mettent des perruques et les femmes musulmanes qui se voilent. Attia est en, effet attiré par l'idée de se situer "entre deux mondes, deux sexes, deux identités, entre aussi le vulgaire et le divin. Homme d'affaire (qui a connu la faillite) il est très fier de sa "marque" de vêtements, "Hallal" - terme arabe qui signifie pureté. Cette ligne et son nom est une manière de stigmatiser les phobies du monde bourgeois car si de tels habits ne sont pas vendables, rue Mazarine, dans le 6ème arrondissement de Paris, où se situe la galerie Kamel Mennour qui l'expose, la création d'un magasin de la marque "Hallal" n'est pas passée inaperçue... Des habitants du quartier ont même envoyé une pétition pour qu'on ferme de peur de voir arriver toute la banlieue à Saint-Germain. Mais Kader Attia n'est plus à cela près. Les mails d'insulte le traitant de tous les noms, "youpin", "rat", "arabe", lui ont appris à relativiser. Pour lui il s'agit avant tout de ne pas faire de compromis. Et s'il a parfois et en dépit de sa notoriété du mal à imposer ses projets à son galeriste, Kamel Mennour, qui considère au contraire que les oeuvres doivent avant tout être vendues, l'artiste ne lâche rien. Comme il le dit "Flying rats", personne n'en voulait, et puis finalement elle est bien partie dans une collection suisse à 60 000 euros!". Certes à son corps défendant il est devenu - tout au moins son œuvre - spéculation oblige une valeur marchande que des galeries allemandes, suédoises, et italiennes tentent de s'arracher. En alternant ses différents genres ou en les mixant comme dans l'œuvre où il visualise les liens et ruptures entre les modes de vie d'une partie de sa famille vivant dans la banlieue parisienne et d'autres proches restés dans la région de l'Atlas algérien (l'ensemble de la projection est accompagné d'une bande son qui compose un voyage sur différentes stations de la bande FM pour diffuser des informations et des musiques populaires franco-algériennes) l'artiste ne cesse de créer un constat ethnologique et l'approche sensible des êtres humains. Ces types de "correspondances" déploient toujours des visions violentes mais surtout subtiles et émouvantes des questions liées au déracinement ou à la quête de valeurs ancestrales, ainsi qu'à l'identité ou l'aliénation culturelle. Il en va de même pour une courte vidéo intitulée "La jeune fille qui voulait se marier" dans laquelle le vidéaste propose le portrait filmé de Samira, sa cousine. Ce portrait s'envisage ici dans un rapport de séduction tout en finesse qui oscille entre la description de la jeune femme par elle-même, le récit de ses valeurs de vie, ainsi que l'affirmation d'une présence charnelle, voire sensuelle, devant la caméra. Kader Attia devient ainsi, non pas le simple entremetteur d'une négociation de mariage, mais le récepteur et le messager d'une parole étonnamment vivante.

Ce qui touche ainsi dans de telles œuvres reste avant tout - plus que le message politique - c'est leur geste d'offrande. Ce don de l'image et du son aux autres traverse le diaporama, les vidéos de bout en bout, comme s'il s'agissait de réconcilier des mondes au sein de ces "correspondances" citées plus haut qui tient dans la tension sensible entre ce qui se joue à côté et entre les images : la mémoire de lieux que l'artiste redécouvre en Algérie, la beauté d'instants simples partagés à Garges-les-Gonesses ou à Sétif, l'hommage à une culture algérienne que les enfants d'immigrés ont beaucoup de mal à reconnaître. Ainsi , le fameux "punctum" de Barthes (sorte de hors-champ subtil, comme si l'image lançait le désir au-delà de ce qu'elle donne à voir : pas seulement vers "le reste"de la nudité, pas seulement vers le fantasme d'une pratique, mais vers l'excellence absolue d'un être, âme et corps mêlés. " in La Chambre claire) se retrouve au travers de détails visuels qui envahissent l'image : le léger mouvement des fleurs au milieu des tombes de sa famille, la matière accidentée d'un mur sur lequel est inscrit le graffiti "Visa", le grain de peau d'une main qui tend une photographie, le vide qui sépare l'immeuble d'une cité et le visage flou d'un jeune homme situé dans le coin de l'image. Pour Attia l'art reste donc un moyen de créer du lien mais aussi de vivre avec sa mémoire tout en évitant le repli identitaire. A ce titre son œuvre possède comme peu d'autres un caractère "mondialiste" qui est le meilleur moyen de lutter contre l'équivoque rouleau compresseur économique de la "mondialisation". Certes le chemin n'est pas simple. Mais tous les espoirs sont permis à celui qui nous étonne par sa maturité artistique et existentielle.

MAC de Lyon du 16 juin au 13 août 2006
Le Magasin (Grenoble) du 15 octobre 2006 au 07 janvier 2007
Fridges, 2006
Courtesy Kader Attia et Galerie Andréhn & Schiptjenko, Stockholm
© Laurent Lecat