Philippe Cognée,
Les villes des grandes solitudes

Par Jean-Paul Gavard-Perret

En dépit de ce qu'on prend parfois pour du formalisme décoratif, dans les travaux de Philippe Cognée demeure toujours une sorte de devoir de violence.
Preuve que par la peinture, dedans et grâce à elle, loin du clivage abstraction-figuration, bien des choses peuvent toujours se passer.
Dans des œuvres telles que "Urbanographies" réunies pour la première fois dans leur ensemble à la fondation Salomon perdure ainsi au milieu de la densité des couleurs cher à l'artiste une impression de mystère, de froid, de violence nécessaire que fait surgir avec évidence criante la confrontation de l'œuvre avec l'univers urbain dans lequel nous baignons. Dans les structures sauvages et élémentaires chères à Philippe Cognée tout se passe comme s'il fallait éviter que les chose, les sujets, les thèmes ne se ramassent complètement. C'est pourquoi au cœur même de la matière peinture, l'artiste atteint à la fois une densité de vide et une densité de vue en un lieu toujours peu ou prou tragique, un lieu ou plutôt des lieux qui ont sans doute à voir en dépit de leur ordonnancement sage (représentation de City Centres américains ou américanisés) avec l'enfer de Dante et celui de Blake.

Loin d'un formalisme radotant trop présent ces dernières années, ne reste qu'une ossification, de couleurs tranchées, une précarité nécessaire, dérangeante, capable d'exprimer une sorte de transparence, d'absence mais aussi de lutte pour la survie au-delà d'un temps humainement chiffrable en divers pans et séries plus ou moins larges de quadrilatères urbains. L'œuvre cisaille ainsi cet univers de la ville où tout à la fois glisse et grince en des couleurs qui deviennent celles du danger et de sursis et qui agissent sur la toile pour signaler le spectre de l'urbain : la couleur (vive) n'est plus écran, elle est rupture, tension, trouble de vue, atteinte à l'épaisseur citadine et ses contrefaçons qu'à souligné sur un plan architectural Rem Koolhass. C'est ce qui crée l'originalité et l'émotion de l'œuvre qui ne se précipite jamais dans le sentimentalisme. L'émotion est limité et renvoie en masse à quelque chose de corrosif et de cruel dans cette œuvre où existe dans des espaces pourtant saturés une sorte de liberté où la couleur s'installe avec fierté pour désir, le désir de vivre dans l'enfermement de la cité.

D'où dans ces "images" rien de flatteur mais l'épaisseur d'une attente qui ne débouche jamais sur rien si ce n'est un silence sans nom. Car ce que recherche le créateur ce n'est plus l'image, en tant que supplément superfétatoire de formes, mais le vide qui les travaille du dedans. D'où la force silencieuse de ses œuvres que paradoxalement on croît connaître mais qui surprennent encore tant le travail dans sa pauvreté calculée empêche les lapalissades. Il faut ainsi rester avec le rien essentiel, qu'engage le trop plein d'un "décor" ou d'une thématique où l'œuvre, en sa précarité d'éléments puise tout un jeu de renvoi entre les éléments verticaux et les horizontaux qui complètent les premiers. On " mouille " comme des bateaux à quai dans l'épaisseur de l'atteinte, de l'attente. Dehors, dedans tout est immobilisation et silence. Chaque œuvre, d'un vide à l'autre, d'un plein à l'autre, tisse une trace, l'inhabitable d'une pente qui nous draine vers le néant. D'où un retour au silence (avec un cri dedans) et cette obsession de poursuivre, de creuser en un travail de ressassement que le peintre mène jusqu'à l'épuisement. Car c'est dans ce mouvement que paradoxalement rien ne se répète mais s'approfondit. S'ouvrent donc aux sens dans une sorte d'éclat nocturne par cet état de nos lieux. Certains ne se priveront sans doute pas de dire qu'il s'agit là d'une peinture trop sage mais ils auront bien tord : dans tous ses moments, ses facettes, l'œuvre apparaît comme une suite d'instants sauvages mais redressés face au néant pour franchir l'apparence et ne plus s'en contenter. Comme si quelque chose (de la vie) allait surgir, comme si aussi au bout des "épreuves" la chance allait tel le vieux chat de Carroll, revenir aux êtres dont le peintre traque à sa manière une suite de voyages ultimes qui ne possèdent rien d'exotique, rien de " Lynchien ". Contrairement aux histoires "vraies" de Lynch, l'œuvre de Philippe Cognée ne cherche pas à se faire belle. Elle ne cherche pas non plus à dire. Elle s'étend, s'empare de l'œil soudain sensible à la seule stupeur. L'œuvre représente donc bien ce que l'ampleur de l'exposition de la Fondation Salomon permet de constater : un centre d'épaississement mais aussi de déssaisissement de l'être. L'homme résiste là, en ces superpositions de plans dont aucun n'est surface ou fond. Quelque chose respire, autrement pour qu'un passé architectural expire. Et l'œuvre, dans sa violence nue devient comme un moyen de tenir encore. De retenir. Comme si Philippe Cognée voulait faire crisser l'aurore, quelque part. Chaque toile est ainsi comme un corps urbain qui se déplie de près ou de loin, en absence de vraie vie, mais en absence de mort (contredite par les couleurs qui lui font des violences). L'œuvre apparaît brutale: non brute mais. abrupte. Les couleurs s'y surexposent à la matière, et c'est pourquoi le travail de Philippe Cognée reste un appel dont on a voulu parfois éteindre les ondes de résonance sombre. Au delà pourtant une autre lumière plus tendre en sort et qui dit ou murmure encore "voici la vie".

Philippe Cognée, Urbanographies,
Fondation Salomon, 74290 Alex, du
28/06/.06 au 29/10/06
www.fondation-salomon.com
Ph. : Sans Titre, 2006
190 x 295 cm, toile marouflée sur bois peinte à l'encaustique
Coll. de l'artiste / Photo : Marc Domage