Lucien Suel :
Portrait du poète en mystic Twiler

Par Jean-Paul Gavard-Perret

Lucien Suel, né en 1948 à Guarbecque (Pas-de-Calais). Poète faussement ordinaire il fut pendant les années 70 l'éditeur du magazine "The Starscrewer". Puis il a publié publie la revue "Moue de Veau" et dirige les éditions de la Station Underground d'Emerveillement Littéraire, qui portent bien leur nom et qui en dehors ses propres ouvrages, publient des textes d'écrivains de la Beat generation (William Burroughs, Peter Orlovsky, Ed Sanders, Claude Pélieu...) ou d'auteurs contemporains d'expression française (Michel Champendal, Christophe Tarkos par exemple). L'œuvre de Lucien Suel fait une large part aux poèmes trouvés, dessins stupides, poèmes express, poèmes en sachet, collages instantanés, performances, poèmes visuels, etc. (comme on peut le voir sur son site Kitussai.com), ce qui ne l'empêche pas d'écrire de la poésie " classique", pour laquelle il utilise un vers de son invention, le vers justifié, dans lequel le nombre de signes typographiques est déterminé à l'avance. Lucien Suel aime appeler son écriture " poésie élémentaire". Ce terme peut être trompeur. En effet Les filles de papier , Rêver Suel , 77 poèmes express, Le Mastaba d'Augustin Lesage, Chapelet, Memento Matamore, Nœuds, Le nouveau bestiaire offre une dimension particulière de la poésie à laquelle s'ajoute récemment un roman/poème : L'envers du confort que Lucien Suel définit ainsi : " Lents vers du confort ", mais c'est un poème ! " Verlan du fort con ", mais c'est un roman ! Le destin est nu, les losanges sont perdus et retrouvés, la glace noire est trouée, les os sont traités au balai-brosse, le kom est merz, les rues meurent d'amour". "L'envers du confort" mixe roman(s) et poème(s) comme une soupe aux légumes "maison", avec aussi quelques intermèdes : "trous nordiques pour se distraire un peu avant d'essuyer de nouvelles salves, jusqu'au chapitre XII, terminus tout le monde descend". L'auteur est aussi une sorte de "slamer" qui proposent des lectures de ses textes ainsi que diverses performances à Lille, Arras, Amiens, Lyon, Cardiff, Swansea.
Après avoir déjà collaboré pour "Photoromans" avec le Photographe Patrick Devresse, Lucien Suel récidive avec lui et on comprend ce qui l'en est de la poésie dite "élémentaire " comme en témoigne le poème ci-dessous intitulé "Terril de La Tiremande vu d'Estrée-Blanche"
"le
terril
est-il une
friche stérile
schiste et schlamm
c'terril stérile a une
âme sous le schlamm et les
schistes ça sort du puits puis
ça monte au terril ce n'est pas du
tourisme on prend des risques c'est du
dur c'est dur ça durcit ça endurcit on est
mat usé on paie le prix on fait le tri bon gré
mal gré crasse terrible terre stérile schlamm noir
schiste rouge ça cuit la peau ça use l'âme ça te finit
on ferme pas de trace le terril se tasse le péril s'efface"

L'œuvre n'est pas sans rappeler celle d'un Verheggen mais avec le configuration graphique en plus. Accoté au crassier, le poète nous fait sentir l'horreur, le dégoût des usages du monde qu'il soit celui du travail ou du tourisme. Il est de ceux qui aspire à la pureté, mais qui, dans l'euphorie verbale, craint que les mots suscitent la trahison sensorielle donc existentielle c'est pourquoi sa poésie hoquète de manière faussement délirante mais parfois se fait minimaliste : parfois ça grince, parfois ça coulisse comme des gonds sur l'huile douce.

C'est ainsi que Suel ouvre des portes contre la nuit obscure du sens dont il capte paradoxalement par le jeu sur la langue des paquets dont une étrange chaleur et luminescence en émane. Le poème devient terre battue et autel désaffecté, "colis au parfum de mort spirituelle", expression que n'aurait pas reniée Artaud. Suel pétrit sans cesse la langue dans un mouvement onirique de nuages gris poussés par un fort vent du nord afin que le bleu du ciel revienne. C'est pourquoi il ne cesse de malaxer cette langue "curieux comme un jeune enfant qui trouve le monde des fourmis, sous une pierre", s'approchant humblement d'un tel cadeau grouillant. Avec une telle poésie on sent la puissance d'un don empaqueté non de grosses ficelles mais d'une finesse, d'une astuces qui vient tordre le coup au chaos qu'il soit d'un terril ou d'ailleurs. Suel est donc à sa manière un poète paysagiste qui unit ses forces à - ici - celles de Patrick Devresse. On glisse ainsi sur ces terrils comme des enfants maudits, comme des garnements innocents. On en sniffe les odeurs de charbon et d'herbes folles au risque parfois de se blesser mais qu'importe. La nappe mitée des pentes grésille d'une sorte de joie que les mots inventent. Ainsi Suel procède avec son lecteur comme avec la Laure d'un de ses textes lorsqu'il lui "donne une des pattes de lapin pour la glisser dans le col de son corsage". C'est ainsi que la poésie dans sa douleur peut porter bonheur. On y contemple l'intérieur et l'extérieur, l'espace du dedans comme celui du dehors là où tout semble encombré d'humeurs mais où le poète sait fixer des éclats bouillonnants de gaz hilarant. Pour une fois nous n'avons pas à subir en poésie les caprices puérils d'un adepte de l'auto-congratulation narcissique. Ici la moiteur des vertes graminées entrait dans le fond du pantalon et l'humidité baveuse des terres noires se confond avec la croûte de terre et de sang qui se craquèle sur les genoux dénudés d'un enfant plus vieux que ses pères et grands pères à qui il redonne à sa façon une mémoire. Il s'agit ainsi comme l'écrit le poète de provoquer "des pincements qui ont leur origine à l'intérieur de son crâne" et que sa langue qui accepte la syllabe humaine dans un jaillissement torrentiel porte du noir au rouge sur l'épaisseur épidermique de l'homme : il faut se souvenir en effet de ce que disait Valéry : "ce qu'il y a de plus profond dans l'homme c'est sa peau". Ainsi des tonnes d'images suent d'un univers qui soudain se détache des nuages lourds à contre-jour dans l'aube froide. Du sol poussiéreux s'érigent des flocons de fleurs aux fibres rêches. Et au milieu du cliquetis des mots un apaisement est retrouvé : soudain le cœur vibre à l'abri des côtes, le sang bouillonne dans les narines. Comme le souffle de Laure creuse dans sa gorge cachée la touffeur des poils du lapin. Suel est donc bien un des rares poètes qui fait bouger les choses et les émerveillent. Sa poésie est un moteur où dans le carter, le démon fulmine et les anges s'assassinent. La poésie est aussi une clé de douze capable de dérégler le ronronnements des poésies trop monocordes. Ici on monte sur les terrils comme sur un mont des oliviers mais où au sommet il n'y a pas de croix pour nous crucifier mais une buvette afin de nous désaltérer de Mort Subite avant que l'on s'attable devant des moules-frites. Et pas besoin pour les digérer de poudre parégorique. Une telle poésie fait du bien même à ceux qui ont les intestins fatigués. C'est pour cela qu'il faut imaginer Suel comme une majorette, une de ses "mystic Twilers" qui sous une rythmique de rock'n'roll façon Buddy Holly recouvre le bruit horrible du monde. Chez Suel en effet ce sont ses jambes qui dirigent les mots et qui leur font remonter tous les monticules.

Exposition "Les terrils, ombre & clarté", photos de Patrick Devresse, poèmes de Lucien Suel,
du 09 mai au 02 juillet 2006à la chapelle Sainte-Barbe de Bruay-La-Buissière (Pas-de-Calais). Lucien Suel, L'envers du confort, Editions Alain Hélissen, Sarrebourg.