Michel Butor,
Comme dans un bois

Par Jean-Paul Gavard-Perret

D'entre les murs: l'atelier de Gepetto
Dans la chair blanche et noire, les volumes. Ce qui fait que les photographies de Maxime Godard contredisent la formule : ce qu'on aime dans la photographie c'est que c'est plat. Oui il y a là des séries de volumes : ceux que le photographe a retenu en captant l'atelier de l'artiste Pierre Leloup. Cet atelier est situé dans une des rues les plus pittoresques de Chambéry : une voie étroite en pente accentuée et qui porte le beau nom de Montée Hautebise. Pourtant de cet atelier on sera peu de choses car Godard ne cherche pas à en donner une impression objective : plutôt ce qu'il ressent en en retenant des "pans" et parfois des "restes" comme l'écrit Butor
"Emblèmes pièges boucliers
Disposé sur le plâtre sable
Comme des châteaux sur la plage".

Certains d'entre eux, la marée va les ensevelir, d'autres ne sont pas seulement à l'inverse en états de récifs mais d'œuvres à venir. Leloup est là - à peine visible par deux fois - comme sorti de ses murs. Il n'est pas figé. Le corps donc y est car Maxime Godard n'oublie pas que l'image vient d'en-bas : à savoir de la façon dont les pieds sont posés sur le sol même s'il ne retient de l'artiste que le visage. Ainsi les photographies de Maxime Godard ne manifestent pas le corps ; elles en instituent sa liturgie dans ce que Leloup explore et crée en sa "géographie des abîmes" ses "jardins d'engloutissement" dont le photographe extrait ce qui l'intéresse en montrant tout aussi bien les rebuts que les œuvres accouchées, bref la défaite humaine et la pérennité de la présence occulte de l'espèce. Il ouvre donc l'atelier afin de nous montrer son anatomie : nous voyons enfin des forces agir ou se reposer, nous voyons des reliefs qui vont peut-être reprendre vie ou attendre une hypothétique renaissance. L'accoucheur semble ainsi (comme l'indique un de ses portraits quoiqu'en engrossé de l'œuvre à venir en mal de naissance).
Soudain, au fond de l'absence (puisqu'à deux expressions près l'atelier semble vide) l'absence elle-même est donnée comme présence absolue - le mot absolu est ici à sa place puisqu'il signale la séparation éprouvée dans toute sa rigueur (l'absolument séparé que l'art induit lorsqu'il ne se veut pas le singe mais le signe de la réalité). En cet abîme les photographies de Maxime Godard sont donc l'espace de la "mort" mais aussi de la vie. Elles consacrent aussi par anticipation le point sens centre où l'œuvre est toujours l'épreuve de son impossibilité - lorsque non à force mais par force il n'y aura soudain quelque chose à dire ou plutôt à montrer. Ainsi dans ce qui est laissé à voir l'imagination peut rebondir , imaginez à travers ce qui reste :
 "L'ombre d'une Espagne Hivernale
avec les maisons de ses sourds",
les maisons de Goya auxquels l'atelier renvoie une sorte de miroir. En conséquence les épreuves photographiques comme toujours chez Godard rendent incertains à ce qu'on regarde, à ce qui est pris ou à ce que Leloup semble avoir pour un temps abandonné. Une telle prise ne sauve donc rien, enfonce un peu plus dans l'antre de la création mais rend sensible - au prix d'une lucidité paradoxale - au seuil d'égarement, à l'errance sur lequel l'artiste en sa recherche se situe, où il avance dans le mystère de la gestation en souffrance, à pas de loup bien sûr. Plus qu'un état des lieux, la photographie ne renvoie donc pas à la réalité mais à son fantasme, elle n'inclut pas de vérité d'autant que la vérité n'a pas à être dite ou connue - elle ne peut pas se connaître elle-même. Il convient d'en tirer les conséquences et aller comme Leloup au bout de l'erreur éventuelle afin qu'elle pointe son nez puisque l'art fait d'un cheminement sans but un certitude sans chemin, Et si quelque chose résiste ce n'est pas forcément ce qu'on croit. Alors on se laisse prendre face à des photographies qui sont autant d'incitation à rêver, à dériver comme le propose Michel Butor.
Godard répétons le ne photographie pas l'atelier pour figer le passé mais pour anticiper le futur. Il ne cherche pas à enchanter le lieu - ce qui ferait redondance : il donne des signes non pour nous repérer dans un ensemble mais pour nous faire pénétrer en ce labyrinthe de l'artiste, dans toute sa longueur et dans tous ses recoins pour essayer non de nous en sortir mais d'estimer de quoi il est fait. C'est pourquoi avec de telles épreuves on ne trouve pas non plus de sortie à la solitude de l'artiste : on la renforce - parce qu'elle est là. Et ce même si à l'étage inférieur une autre artiste possède son atelier et que dans une sorte de confrontation communicante elle lui renvoie une image à la fois double inversée. La solitude ça ne veut donc pas dire l'absence, ça veut dire qu'on se coupe du monde pour entrer dans l'errance.

Restent les arpents d'un amoncellement (qui n'exclut pas une forme de rangement), restent les indices, les traces qui parfois étouffent l'artiste et qui parfois lui redonnent souffle par oxygénation active. Ainsi il y a ce voyage d'entre les murs, et ce jeu de cache-cache entre ce qui est vu et ce qui est occulté mais que la photographie creuse tout en respectant le pudeur de l'artiste. Et Godard nous rappelle qu'il ne sert à rien de se presser le réel pour voir s'il en sort des images. Les images sont là, mortes ou vives, assassinées ou assassines dans un désordre qui est une manière d'amasser le monde afin de le détecter
"poursuivant d'indice en indice
le renversement des apparences"
et afin de déblayer ce qui étouffe notre rapport à l'intimité. Pour l'heure il faut se contenter, bercé par le texte de Butor, de ramasser les indices : il y a de belles rangées, la multiplicité étalée des techniques exploitées, la variété des images et des fantômes - sentimentaux ou autres: "restes" ou éclats de vie à naître sous les combles dépouillée où Leloup déploie son geste créateur afin de comprendre ce que ça cache et qui peu à peu se découvre derrière l'apparent bric-à-brac avec une bonne odeur de colle, de sciure et de peinture. Bref comme l'écrit Butor c'est l'atelier de Gepetto interdit aux enfants fouineurs, l'atelier où se façonnent des monstres, nos semblables, nos frères.

"Comme dans un bois", texte de Michel Butor, Photos de Maxime Godard, Comp'Act, Chambéry.