Relire Ramuz

Par Jean-Paul Gavard-Perret

Publiées dans les années 1920 les deux lettres de Ramuz à ces premiers éditeurs (Grasset et Mermod) permettent de mieux comprendre ce que l'auteur avait inauguré avec sa "Raison d'être" et plus tard avec son "Paris, notes d'un Vaudois" et qu'à sa manière Jacques Chessex explicite à travers son court mais pertinent essai sur son compatriote.
On s'est trop complu à voir en Ramuz un écrivain régionaliste : ce qu'il n'est pas. Mais, justement avec Chessex, il est un des rares écrivains francophones helvétiques à avoir "théoriser" la spécification de l'identité de la littérature suisse romande mais aussi celle de la position de l'écrivain en général. Ramuz revendique une position esthétique qui nous apprend que la poésie est à découvrir où nous ne l'attendons pas. Par exemple et Chessex l'illustre en parlant du livre de son aîné "Passage du poète" : "il suffit d'un révélateur - ce sera le rôle du vannier - et l'élémentaire reprend ses droits exhaussé à la taille de l'homme et à sa vocation transcendantale". Certes il y a là une position qu'on qualifiera aujourd'hui aisément d'idéaliste voire de mystique d'autant que Ramuz croit en la beauté du chant - même si ce chant chez lui ne se pare pas des attributs fallacieux du lyrisme. Néanmoins Chessex et Ramuz possèdent en commun de mettre à nu l'élémentaire, le primitif en l'homme sans pour autant le réduire à une bête ou à une simple machine pulsionnelle. C'est pourquoi on s'est parfois gaussé de Ramuz sans comprendre ce que les "vrais" mais faussaires idéalistes oublient : si l'écriture est affaire de cœur et d'esprit elle passe aussi par un corps qui s'ouvre sans pour autant le réduire à sa viande.
Scruter le corps c'est aussi rendre sa dignité à l'homme. Et Ramuz a su greffer sur le "sauvage" en nous tout ce qui fait notre dignité d'homme. Mais celui-ci ne doit pas ignorer "un sol, une nature, une réalité qui font nos nous-mêmes". Dès lors, et comme chez Chessex, l'auteur refuse une attitude morale. Pour lui la seule morale est "de nous mettre profondément en communication avec un être, et à travers lui avec les autres êtres, le monde des créatures et même le monde incréé". Le poète est donc celui qui cerne par les mots tirés de sa terre les questions que le lecteur ne se pose pas encore.

Toutefois cette sorte d'ascèse de l'écriture passe d'abord par l'acceptation du "métier" d'écrivain, métier qui pour Ramuz n'allait pas de soi. Il lui fallut en effet du temps pour accepter la condition, la vocation qu'il sentit très tôt en tant que jeune écolier des campagnes : "Longtemps, m'étant mêlé d'écrire, j'avais été très malheureux et je me disais : en as-tu le droit?" comme s'il y avait là une honte au nom d'une transgression, d'un impératif, comme si écrire c'était se mettre hors du réel et de la Loi dans une activité considérée autour de lui comme "une perte de temps ". Pourtant face aux défaillances du réel voire parfois à sa faillite (la première guerre mondiale n'était pas loin) ), en se considérant lui-même comme hérétique Ramuz osa s'engager dans une radicalité qu'on lui reprocha comme on le reproche d'ailleurs parfois à Chessex. Il n'est en effet pas bon d'être écrivain dans des cantons où le calvinisme règne encore de manière sournoise et où écrire s'apparente peu ou prou à une activité douteuse voire pernicieuse puisqu'elle est là pour montrer tout ce qui se cache. Mais c'est à ce prix que la littérature de Ramuz reste intéressante : elle demeure à ce titre " perforative " même si on n'a guère souligné cet aspect, préférant ne retenir du poète que le peintre des collines lémaniques, et du romancier, le régionaliste folklorique. Certes en près d'un siècle la campagne suisse a changé - et certains parlent de décadence lié aux nouveaux marchands de divers temples - mais Ramuz a jeté une lumière sur des ombres qui demeurent intactes : comme le souligne Chessex, Ramuz a su saisir l'inculte, le brut, il a su insister par le poids de ses mots sur une exactitude de vue qui met tout à nu : la magnificence du ciel mais aussi la tristesse et l'abandon de ceux devant lesquels toutes les portes se ferment. Il existe ainsi chez l'auteur que peu d'écart entre "l'objet" de son écriture et son écriture elle-même tant celle-ci décape celui-là pour ne laisser surgir que l'essentiel : la beauté et la luminosité des êtres et du monde comme leurs laideurs et leurs ombres, en une violence impressive due à l'autonomie de pensée de celui qui déblaie de son écriture le salmigondis, le mou, le débris.

Bien sûr on peut prendre son bien ou faire son miel de n'importe quoi et Ramuz ne s'en prive pas, mais il cherche à travers cela un degré extrême de visibilité de l'invisible . Il donne en conséquence par ses mots du sens aux images et à ce qu'elles cachent sous leurs cendres ou leurs gravats. La relecture de ces deux lettres et l'essai de Chessex permettent de montrer combien Ramuz est loin d'être un écrivain traditionnaliste. Si la terre est là, le corps qui la travaille apparaît aussi dans ses méandres, ses grandeurs et ses petitesses. En ce sens Ramuz apparaît plus comme un forgeron de la langue que tel un simple exposant de breloque ou d'horloge helvétiques. Il savait en effet que la forme n'est pas libre (sinon dans le jeu de contraintes) mais qu'à travers elle il ne s'agit pas de réduire la littérature en une vision passéiste du beau en tant que "joli" - Rappelons à ce propos que Giacometti lorsqu'il employait ce dernier mot à propos d'une de ses statues la détruisait aussitôt.

Selon Ramuz pour qu'il y ait beauté il faut en effet pas de "joli", il faut que la valeur plastique vainque l'harmonie, il ne faut pas non plus que la forme soit hypocrite et cache ses intentions. Ainsi ses personnages abandonnés ou ivres, ses héros de série B sont traqués mais nous permettent d'échapper autant au vide qu'à la sphère privée et narcissique d'un auteur qui ne s'est jamais regardé le nombril. D'où l'apparition d'un décalage par rapport à une image institutionnelle imposée de Ramuz. S'il existe chez lui une vision mystique demeure aussi omniprésente l'inscription du corps dont il ne faut pas chercher le rapprochement d'un "original" mais chercher sa mutation.. D'où cette rupture et cet épanouissement, cette mutation formelle que l'écriture de Ramuz propose. Du réel reconnu l'auteur vaudois a donc entamé un déplacement comme pour chercher dans tous les coins d'un "tableau" ce que nous ne voyons pas : une image plus profonde, l'annonce d'un corps symbolique. C'est pourquoi face à ceux qui disent "je ne connais pas le réel, je suis le réel, après moi le déluge" et qui ne font de leurs œuvres en absence d'œuvre que de séparer encore plus l'homme de l'imagination et du réel en lui proposant du voyeurisme Ramuz sait fixer notre attention sur les signes et nous rappelle que l' "enfer c'est les autres" mais que le paradis passe aussi par eux. Enfin, et face aux écrivains qui ont confondu la forme avec le tape à l'œil et semble d'ailleurs se contenter de ce dernier, Ramuz rappelle que le métier d'auteur ne répond qu'à une loi : sortir du chaos de l'être ce qu'il y a de plus sombre et de plus beau en dégageant de l'obscur les arpents de lumière que l'écriture laisse apparaître tant que faire se peut.

C.F. Ramuz, Deux Lettres , Editions l'Age d'Homme, Lausanne, 110 pages.
 J. Chessex, Ecrits sur Ramuz, Editions l'Aire bleue, Vevey, 64 pages.