Eloge de Levinas

Par Jean-Paul Gavard-Perret

L'œuvre de Levinas n'en est pas une à proprement parler, c'est plutôt de métaoeuvre ou d'une infraoeuvre qu'il faudrait parler dans la mesure où elle s'ancre sur les œuvres héritées qu'elle commente et retourne. Témoin des évènements majeurs de son temps de la Shoah à la création d'Israél, acteur politique engagé il ne faut pas pourtant le "réduire" à cette partie de son travail et de sa lutte.. Il y a dans la démarche de Levinas une place réservée à l'errance, à l'absence de direction déterminée, même si cette errance est apparente, où le cheminement est en un sens très sûr... Et chez lui de destinerrance en connivence avec la grammatologie derridienne, prend un sens très précis en ce sens que dans la communication, contrairement à l'idée simplifiée que l'on s'en fait, le sens n'est jamais maîtrisé par personne, l'échange verbal implique toujours le risque de la différence. Il y a toujours un jeu autour du secret que Levinas reprochait à la psychanalyse de vouloir élucider. Levinas a cependant beaucoup travaillé autour de la psychanalyse, comme en témoigne son travail autour de Freud. Travaillant aussi autour du concept d'archives, il faut entendre chez lui à la fois ce qui est enfoui, mais aussi le pouvoir qui sélectionne et gère la mémoire et la transmission à travers l'archivage, car archive a pour étymon archè, que l'on trouve aussi dans archonte, cela renvoie au pouvoir ; il n'y a pas d'Etat sans archives et l'archivage présuppose des choix et une autorité pour les faire.

L'œuvre de Levinas transgresse une règle essentielle de la philosophie de la conscience en accordant une importance prépondérante au rêve, en disant qu'il existe une "pensée de foi", en ce sens une foi doit veiller sur la pensée comme une errance doit veiller sur la destination. Ainsi chez lui les rôles sont renversés entre Socrate et Platon, c'est le second qui enseigne au premier. Le savoir ne peut être sérieusement envisagé comme un capital, rien n'est jamais acquis, tout est toujours à refaire. Levinas a beaucoup réfléchit aussi sur la matérialité, la traçabilité de la pensée ; c'est pourquoi il conteste, dans les années 60/70 où régnait le structuralisme, la prééminence de l'oral sur l'écrit, avec la phonologie ; la pensée est en effet un tissu de traces, raison pour laquelle il faut être attentif au signifiant. Sans s'opposer de façon frontale aux structuralistes, Levinas conteste le privilège accordé à la voix et à l'oralité dans une civilisation de la parole, qui est liée à la présence. Il faut donc élaborer selon lui un concept de l'écrit, mais privilégier l'écriture n'implique pas pour Levinas la constitution d'un nouveau champ théorique de type positiviste, comme cela fonctionne dans les sciences, mais un travail de déconstruction qui vise à réinscrire, redécouvrir dans l'intuition, dans l'expérience, le tissu originel de la pensée. C'est de traces ou de graphèmes qu'il convient de parler plutôt que d'écrit au sens habituel. De ce point de vue, la technique ne s'oppose pas à l'écrit, mais réactualise la présence de la parole dans une trace. Cette notion de trace est anthropologique et rapproche l'homme à la fois de l'animal d'un côté mais aussi d'une déité de l'autre ; dès qu'il y a des cellules vivantes, il y a de la trace. Cette notion remet en question même la notion de genre, la séparation entre philosophie et poésie. La destinerrance déconstruit le sens du propre, la notion de propriété, comme celle de territorialité (qui oppose des domaines distincts : littérature/philosophie). La trace peut toujours être effacée, l'archive peut toujours être détruite, la trace s'efface dans son tracement même, la trace assurée de sa destination n'en est plus une , il n'empêche qu'elle reste toujours, appelle vers qui la dépasse et nous dépasse.

Bibliothèque Municipale de Lyon / Part-Dieu - www.bm-lyon.fr
- UN SIÈCLE AVEC LEVINAS /
22 juin 2006 à 18h30
Conférence-débat avec Jean-François Rey, Bernard Ginisty et Georges Hansel