Critiques
5 concerts et 1 CD

Par Dominique Dubreuil

Sarah Lavaud
Respecter les silences, jouer sans fébrilité, au rythme qui fut sans doute celui de l'improvisation brièvement notée, être fort et fragile, sentir les lumières qui changent,
c'est être mozartien-solitaire. Et pour le Rondo K.511, c'est ce qu'à l'orée d'un concert en sous-sol
(l'amphi noir de l'Opéra) Sarah Lavaud sait non pas imposer - elle est trop nuancée - mais suggérer.
Ensuite, les trois matières du génie de Liszt, parfois pièges, ici bien déjoués dans la virtuosité et les ruptures: liquide pour Wallenstadt, en étude aérienne et spatiale pour les cloches de Genève, en bruit et fureur "zoomés" dans l'orage romantique. L'état de l'âme, de la peur, de la résolution courageuse, de la révolte contre l'Histoire cruelle et répressive passe dans la Sonate (trop peu souvent choisie par les concertistes): avec ce "1905", Janacek écrit un "requiem éthique", écho aux pages "engagées" de Liszt et Chopin. Pour clore le programme, l'humeur narquoise, attendrie, motorique d'un Poulenc en verve. Non, pardon, un bis: des barricades vraiment mystérieusement liquides, quasi-rubato, discrètes et secrètes. Sarah Lavaud, décidément, est tout cela, bien symbolisée en un congé si harmonieux. (Amphi-Opéra / Lyon , vendredi 28 avril 2006)

CNSM Lyon et Hohschule Weimar
De l'amour, un joli titre de concert, mais pas forcément dans l'acception stendhalienne. Il n'empêche, on pourrait en tirer une autre forme de Traité, non pas France-Italie, comme le rêvait et vivait Henry Beyle, mais France-Allemagne, comme le pratique la pédagogie croisée de Michel Tranchant  et de Thomas Steinhöfel. Au fait, la Cour des Loges n'est-elle pas un drôle d'endroit pour une rencontre de ce genre? Calme voluptueux et mondanité argentée font là curieux ménage acoustico-psychologique. Mais l'essentiel est que les étudiants de l'entente Rhône-Rhin y donnent toute leur sensibilité musicienne: il règne une chaleur collective, une écoute réciproque des timbres, des inflexions qui émeuvent dans le duetto de Mendelssohn, les Liebesliederwalzer de Brahms et envoûtent dans le Cantique où Fauré comprend si miraculeusement les tendresses mystiques de Racine le cruel. Quand l'effectif choral est moins ample, quand les duos – français ou allemands - s'affrontent à la poésie,  on écoute tous les états d'une diction parfaite et inventive, d'une aisance vocale, le sens du rythme, de la rupture ou du mystère. Les pianistes sont compagnons de voyage précis et lyriques. On retient particulièrement les vivacités agiles de Pierre Ribemont dans Ravel, les gaillardises très saines de Poulenc par Benjamin Welshbillig. Et surtout le recueillement grave et tendre de Majdouline Zerari pour Ravel/Ronsard à son âme (Jankelevitch eût aimé…), et encore, au sommet de l'inspiration, Sophia Taffel, un timbre magique pour de troublants poèmes (Louise de Vilmorin) sublimés par Poulenc.
(Lyon / Cour des Loges, 10 mai 2006).

Sextuors de Brahms, MUSICADES
Rien de tel que des instruments d'Histoire pure joué par des instrumentistes d'exception pour donner non seulement à s'émouvoir mais aussi (et surtout?) à réfléchir sur le mystérieux De natura sonorum …  Matthias Lingenfelder, Thierry Marinelli, Harold Shchlichtig, Wolfgang Talirz, Johannes Goritzki et Francis Gouton échangent avec leurs violons, altos et violoncelles qu'on devrait nommer comme des personnes un dialogue qui s'apparente au chant privilégié, sans paroles certes codifiables, mais d'une confiance, d'une âpreté aussi et parfois, d'une vérité qui confondent. Les lecteurs de cette chronique ont déjà été renvoyés au poème d'Henri Michaux (dans Lointain intérieur), "mon grand violon": "ses cordes sensibles, son grand cœur de bois enchagriné que personne jamais ne comprendra… " Et Michaux, l'admirable musicien des mots, d'évoquer superbement ce "je ne sais quoi, qui nous unit, tragique, et nous sépare". L'ambitus, l'intervalle atteignent à l'inouï , entre puissance poussée jusqu'à l'akmè (son climax, si on préfère l'anglais) et son contraire, une  douce ténuité; parfois aussi, selon la confidence d'un des musiciens, cette puissance entraîne comme le cheval "raptant" son cavalier aux limites de la plaine, vers l'infini… Le sanglot peut être là, d'un coup, puis prendre sa distance, devenir appel dans le lointain spatial et historique du romantisme, s'inscrire en choral d'ineffable sous les pizzicati, battre d'une pulsation magique, c'est six instruments mais d'une certaine façon un seul, et qui ne se résume pas à la fonction prévue, raconter en sextuor(s) les découvertes et les tâtonnements lyriques du jeune Brahms. Cela rayonne doucement, s'éloigne imperceptiblement dans la campagne, devient la campagne en ses images de bosquets d'arbres, de rivières qui serpentent, de collines aux tendres épaules, prend les couleurs et les trames du déjà-passé. Cela donne à imaginer – naïvement aussi, comme Rodolphe et Emma le disaient de la musique allemande, celle qui fait rêver-, et surtout vit, fait vivre , d'une vie propre, et l'instrument c'est désormais nous. La mise en abyme du patrimoine cinématographique est aussi là (andante de l'op.18), histoire de sourire avec indulgence de la fausse-bonne idée de Louis Malle qui l'appliquait aux émois érotiquement chastes de ses Amants dans la France gaullienne. Mais ce n'est pas pour cette antériorité-là que nous sommes venus. Plutôt pour chercher à comprendre comment le son peut à ce point s'épanouir de l'intérieur, irradier depuis son cœur nucléaire (toute idée maléfique en étant bien sûr bannie), s'amplifier sans les banalités technologiques de l'amplification. Peut devenir ce qu'il est, en chaque élégante prison renaissante ou baroque de son bois précieux, déjà sculpté et modulé par l'artisan inventeur qui l'aura remis en tremblant de bonheur fier à l'interprète-messager et surtout au compositeur, le vrai maître du Temps, ce sable qui coule entre les doigts.
(Hôtel de Ville de Lyon, 12 mai 2006)

Talens Lyriques, Christophe Rousset, Véronique Gens
C'est bien, les concerts à thèmes, et on ne comprend pas pourquoi des musiques aussi inventives mais désormais dans la culture du mélomane, des musiciens aussi parfaits en ce domaine de tragédie retiennent si mal l'attention du plus grand nombre (euphémisme pour le vaisseau bien mal rempli d'un Auditorium). Les absents ont comme d'habitude tort, mais fasse le Ciel des coupoles qu'ils ne punissent pas trop les présents pour des programmations ultérieures et invitées! Donc les Talens Lyriques, un orchestre où l'on se salue, se sourit, s'encourage, se réjouit, ne tire pas la couverture instrumentale à soi, bref un ensemble d'esprit baroqueux initial, et Véronique Gens, voix de tragédienne en effet, visage parfois en écho dramatique de la Magnani en visite chez les Français, parfois empli de douceur, et voix d'une étendue, d'une intuition, d'une souplesse, d'une gravité souveraines, et Christophe Rousset, précis mais non autoritaire, clavecin à rythmes gestuels paradoxalement sur multiples registres, explorant jusqu'au tréfonds intentions et audaces de chaque auteur…. Lully, Campra, Rameau paraissent dans la double postulation de l'esprit racinien, tendre et cruel comme on vient de le dire pour le concert "de l'amour": imprécations sans pitié, trouble confessé dans la volupté de l'aveu par mots et sons, motifs et fugatos instrumentaux qui se prennent pour l'abstraction d'une frise au fronton d'un temple grec (la passacaille d'Armide) puis tournent à la virgulation rageuse (Isabelle de Campra), déchirements de l'être avec les flûtes, guirlandes attendries et désinentes comme d'un chœur antique pour Hippolyte de Rameau. Et aussi, dans Castor et Pollux, la scansion  si subtile et forte de Rameau, "ce cavalier français qui partit d'un si bon pas" comme on l'a dit de Descartes, puis son esthétique du lugubre, Tempête et naufrage de visionnaire à la Joseph Vernet; cette dernière évocation est suggérée par l'exceptionnelle capacité des Talens de traduire le réel des évocations "naturelles" et des situations dramatiques par une palette sonore recréatrice. Et bien sûr la diction superbe de Véronique Gens est à la croisée des chemins d'un réel soulevé par l'imaginaire, comme dans l'extrait de Zaïde où N.Pancrace Royer (ce musicien dont on connaît, grâce au clavecin de C.Rousset l'étonnant Vertigo) célèbre "le dieu des amants fidèles", et les airs de Mondonville: la mesure française dans la démesure de l'intensité passionnelle, le bercement très doux du désir inapaisé s'y inscrivent merveilleusement. Quant à l'ouverture et aux airs de Scylla et Glaucus, qui ressuscitent pour les Lyonnais l'époque glorieuse de l'Opéra-Gardiner, l'orchestre et la soprano les portent à l'incandescence: parfois aux limites du parlé, avec la voix blanche, en devant de soi-même, les silences béants, une marche mystérieuse, la technique de l'imprécation, les vertiges instrumentaux sur la vitesse frémissante…
(Auditorium / Lyon, 18 mai)

Liszt, Zimmermann, par l'ONL et H.Holliger
Jeu aux rebonds, croisements et échos démultipliés grâce à l'inventif programme de Heinz Holliger avec un O.N.L. qui répond, se passionne et va au devant des climats si différents du concert. Liszt transcrit par Gabor Darvas dans Csardas macabre, c'est un paysage désolé, un Stravinskysme mécaniste. Nuages gris "vus"par H.Holliger, c'est quelque chose qui se lève, un magma d'autant plus menaçant qu'on ne discerne pas nettement l'évolution des formes sonores; et Unstern, un lieu où l'on atteint les zones les plus mystérieuses de l'être. Le 2e concerto de Liszt s'ouvre en approche précautionneuse, en arpèges très légers que relaie une montée sonore implacable, et tout le déroulement de ces pages trop souvent sacrifiées au clinquant – les "doubles muscles" à la Tartarin du clavier – sera sous le signe d'une telle interrogation sur le sens de ce romantisme d'apparemment seul panache. Denes Varjon, modeste et attentif à l'orchestre, est le voyageur par excellence, avec sa force percussive qui ne s'impose jamais au détriment des ombres ou du lyrisme. Puis Zimmermann, d'abord orchestrateur de Liszt dans les Trois Tsiganes de Lenau et un Victor Hugo inattendu: magie du cymbalum, et surtout, voix, énonciation poétique, timbre, sens du passage idéaux de Christiane Iven. Quant à la Symphonie, elle est révélation d'un parcours dont on se demande pourquoi l'œuvre n'a pas été saisie à sa juste mesure depuis sa création. Eclat, secret, blocs de transparence, égrènement du temps par la harpe, scansions sauvages, froissements de jardins nocturnes à la Bartok, effondrements brutaux sur le vide, événements de haute brutalité, véhémence d'un climax aux clameurs de cuivres et de percussions qui pourtant engendre un écho très calme d'ondes qui s'apaisent jusqu'à l'imperceptible et au presque rien: le voyage est lisible même si parfois "choquant", la théâtralisation gagne les pupitres ordinairement plus effacés dans ce domaine (ah! ces contrebassistes qu'on voit se pencher sur le vide…), et pourtant il n'y a nul exhibitionnisme, nul post-expressionnisme de qualité discutable. En cet ultime lieu du concert, le public réagit comme on voudrait qu'il le fasse toujours. Ce chemin-là part de l'intérieur, fréquente la tempête, et retourne à l'âme. Admirable!
(Auditorium / Lyon, 13 mai 2006)

Claude Debussy 12 études pour piano / François Chaplin
On sait l'importance des Etudes dans le relais passé de XIXe en XXe, et à quel point celles de Debussy, après Chopin et d'une certaine manière contre celles de Liszt qui agissent autrement,  constituent aussi un point d'amarrage pour l'évolution de la pensée pianistique. On peut en retenir la part spectaculaire –elle existe, encore qu'elle ne soit pas d'une nature favorisant l'exhibition -, et construire la progression en 12 étapes selon cet ordonnancement sous-jacent. Evidemment, cela ne fera pas les interprétations-dans-la-vérité, et surtout on sera ainsi tenu hors d'imaginaire, ramené à une matérialité habile, à un décompte d'apothicaire fier de ses sons. François Chaplin se tient à des années-lumière d'une telle pauvreté, cherchant avant tout, pour chacun de ces exercices supérieurs, la nature des sons assemblés, le pourquoi de cet assemblage au delà de la résolution d'une question de cours, d'une difficulté digitale. Son côté joueur apparemment au hasard (1ère), se heurte au touffu (2e ), à de petits blocs blancs (3),se purifie dans la liquidité (4), se livre à l'inattendu (5), fuit insaisissable (6), revient à l'impalpable des degrés chromatiques(7), hésite délicieusement en terre de Couperin (8), devient rude en un discours troué (9), souligne la tonalité mystérieuse des sons complexes (10), repart en fuit (11), bref se fie au "vent qui passe et raconte l'histoire du monde"… On s'amusera d'autant quand on passera aux 4 pièces de Debussy-avant-lui-même: et même cliquez de 12 à 15, sur le Nocturne où François Chaplin joue à faire valoir son côté arpégique, envers négativement salonnard, infusion de tilleul dans l'air du temps qui, comme Odette de Crécy chez Proust, confondrait Bach et Clapisson, ou, tiens, justement, le jeune Debussy, ou Massenet,  avec Claude le génie moderne. En tout cas, le travail du pianiste (au 5e volume de son intégrale) est exceptionnel, en particulier dans la mise en valeur des plans, comme pour une vue stéréoscopique de Belle Epoque, mais avec la douceur subtile des teintes qu'on admire dans les autochromes des frères si bellement nommés Lumière.

1 d. PIERRE VERANY, PV. 702101
Site de François Chaplin: http://perso.orange.fr/francoischaplin/
Ph. : Sarah Lavaud ©DR