Des cuisiniers artistes Daniel Ancel

 par Andrea Petrini

 

Profession: cuisiniers. Mais anti-conformistes, svp. L'un fait bande-à-part sur le plateau de la Croix-Rousse, aussi peu prodigue en tables fréquentables que le désert vert de l'Aubrac. L'autre exerce en parfaite autarcie rue Molière, dans un quartier ressemblant certains soirs à une ville surprise par le couvre-feu. Daniel Ancel a intégré un atelier d'artiste derrière la mairie du 4e, Jean-Michel Georges, lui, un bistrot à l'épure un rien californienne. Leur cuisine au franc-parler leur ressemble de près. Autant dire qu'ils ont tous les deux un sacré caractére. A milles lieues des dogmes du gastronomically correct.

Daniel Ancel, Vosgien naturalisé Croix-Roussien, a fait ses preuves bibendesques au "Passage" de Vincent Carteron rue du Plâtre. Il fut l'un des premiers à jouer, dés 1986, de l'ambiguité entre gastro et bistrot. Mélomane à l'âme de rock'n roller, Ancel se partage entre le piano et son clavier de pianiste classiciste. Il pratique depuis longtemps avec la complicité du collectif arfiste des improvisations impromptues de jazz et de gastronomie. Et abrite sous la verrière de son restaurant des sculptures hétéroclites ou des portraits des défricheurs de la modernité ternaire Un chef-artiste, cabochard comme il se doit, qui aime par dessus tout une cuisine sans déterminisme régionaliste ni formules de politesse. Vouant un vrai culte au beurre, aux cuissons emphatiques toutes en jus concentrés, aux épices court-circuitées dans un registre encanaillé. L'homme a du tempérament, sa cuisine de la gueule: soupe thaïe aux langoustines, pavé de thon à la fricassée de tomates, saint-pierre entiché de truffes, saint-jacques rôties aux graines de lin, côte de veau aux pieds de cochon, et de remarquables gibiers en saison. Sans oublier un plat fétiche, qui le suit comme une ombre et nous hante depuis dix ans. Ce ragoût de homard aux lentilles et aux lardons, synthèse peut-être définitive d'un terroir paysan imaginaire rongé par la mer. Jean-Michel Georges

Ironie du sort, on a goûté l'autre soir au "Poivre d'âne" chez Jean Michel Georges un autre ragoût de homard, certes différent mais tout aussi enthousiasmant, aux pois chiches cette fois-ci. Les deux hommes se connaissent. Se respectent. Se fréquentent parfois. Mais ne se ressemblent pas. Autant Ancel est imprévisible, autant Georges s'applique à peaufiner un nouveau concept de restauration "Cuisine de bistrot, vins de propriétaires", titre sa carte de visite. Fort juste. Mais pas suffisant. Seul aux fourneaux, Jean Michel Georges fait de son économie de moyens un atout majeur car chaque assiette est pensée et exécutée au détail près.

Les entrées sont d'une simplicité janséniste immédiatement séduisante, les desserts confondants de naturel. Et les plats étonnants de concentration libertaire Lorsqu'il sert du chèvre frais en faisselle affiné maison, c'est pour mieux le taquiner avec un concassé de tomates à l'huile de Maussane, le tout entiché de surcroît d'une pléiade d'herbes aromatiques (sauge, basilic, thym) puissamment enlevées. Il aime les contrastes (Filet de bœuf à l'anchoiade et fenouil grillé), les rencontres hasardeuse plutôt réussies (Lapin à la marjolaine et riz rouge de Camargue) ainsi que les rondeurs infléchies et peu timorées. Comme ces remarquables saint-jacques à la vanille de Tahiti et zestes d'orange, iodées et épicées en concubinage rapproché avec les notes, plus terriennes, d'une purée de pommes de terre grossièrement  écrasées aux olives noires.

Pas de préparations souffreteuses ou d'inutiles complications, derrière sa fausse simplicité, Jean Michel Georges sait comment aller droit au but. Au cœur d'une cuisine alerte qui, nullement primadonna ni maniérée pour deux sous, sait partager le devant de la scène avec une cave d'exception. On l'aura deviné, si on mange fichtrement intelligent au Poivre d'Ane, on peut aussi y boire des bouteilles non moins spirituelles et dégourdies. Par exemple, un Saumur Champigny "La Marginale" de Thierry Germain, un Condrieu Coteau de Cherry d'André Perret, voire une Granges des Pères ou une "Dernière Cueillette" du Domaine Paul-Louis Eugène - quitte à les prélever dans la réserve du patron. De ses week-ends tout terrain viticole, il revient avec des trophées durement gagnés- "six, douze bouteilles, deux ou trois cartons tout au plus de flacons d'exception". On connaît beaucoup de maisons blasonnées aux choix plus galvaudés. Michael Clifford, grand cuisinier irlandais, de passage l'autre soir à Lyon et au "Poivre d'âne", n'en revenait pas. Conquis par la synergie opérationnelle de ce "restau à vins" progressiste, capable de sortir sans affectation des plats égrenés comme autant de petites réflexions sur le métier du cuisinier. Autant le dire tout net, dans une ville gastronomiquement sinistrée et conformisante jusqu'à la parodie, nous tenons "Poivre d'âne" pour le restaurant lyonnais de loin le plus actuel et essentiel du moment.

- Daniel Ancel,1,rue Villeneuve, 69004 Lyon – Tel : 04 72 00 01 30
Menu: 150F Carte 250-300F

- Poivre d'âne, 9, rue Moliére, 69006 Lyon – Tel : 04 72 74 44 14
Menus: 100, 125, 150, 165F 
Ouvert à midi du lundi au vendredi et le
soir uniquement les jeudis et les vendredis.
Ph: Hervé Nègre