Henri Gougaud

Propos recueillis par Jean-Marie Juvin

Père spirituel des conteurs de l'hexagone, écrivain, homme de radio, la parole d'Henri Gougaud fascine, tant elle charrie et transporte par milliers les mots des histoires qu'il retient, qu'il raconte, qu'il oublie. La chaleur de la parole contée nous renvoie à un lointain fédérateur, qui interrogent nos sources, et mêle le plaisir de l'art du récit. Un plaisir simple et profond.

Quel est selon vous le travail que doit accomplir le conteur ?
Je crois que le conteur a besoin d'une technique de l'art du récit, c'est important mais ce n'est pas essentiel. Il est communément admis que tous les arts quels qu'ils soient sont issus de la magie primitive : la danse c'est d'abord la danse sacrée, et même chose pour la musique. La peinture c'est d'abord l'invocation des esprits, et la parole c'est d'abord la parole du prophète, de celui qui délire, qui est en relation avec les dieux ; à l'origine c'est cela. Peu à peu on est sorti de cette magie primitive, les arts se sont différenciés. Prenons les arts de la parole et regardons les métaphoriquement sous la forme d'un arbre : les racines sont la magie primitive, le tronc de l'arbre pour ce qui concerne la parole, c'est le conteur. Cet arbre a deux branches maîtresses, d'un côté la littérature, de l'autre côté l'art dramatique. Le conteur est plus près de la magie primitive que le littérateur ou les gens de théâtre, il est plus sorcier que les autres. Il a toujours besoin d'une technique, mais davantage c'est le feu qui lui est nécessaire. Il joue sur des choses beaucoup plus ténues, fragiles, la parole d'individu à individu, c'est un fil tendu. Et si le fil casse, il n'a rien a quoi se raccrocher, pas de partenaire, pas de musiciens, c'est très fragile. Je ne vois pas comment un conteur ne peut pas faire appel à des choses irrationnelles comme la culture du feu primitive, appelons le comme cela. Je parle aux gens sans protection aucune, le comédien a toujours le quatrième mur symbolique qui le sépare de la salle, il parle à des partenaires, l'écrivain est seul dans son bureau, il a le livre entre lui et les gens. Le conteur n'a rien, il est en position de jouer, pas de dompter, pas de vaincre, de jouer au sens ludique du terme avec cette masse informe, palpable et vivante qui est une foule, un public. Le public c'est une personne, c'est une entité en soi, il faut jouer avec cette bête, il y a là quelque chose d'animal et ça ce n'est plus une activité normale.

Entre vous et le public il y a un fond commun, il y a des mythes ?
Oui, je réanime des choses qui sont à l'intérieur des gens, je crée quand j'écris des livres, lorsque je raconte non. Les histoires sont au fond des gens, c'est le bien commun.

Justement, l'imaginaire collectif qui se dégage du conteur est celui d'une parole qui filtre les âges, le temps, qui est porteuse d'un message qui va au delà du sacré.
Je ne parlerai pas d'imaginaire, en ce sens qu'il renvoie au fantasme, a quelque chose d'inventé, de non existant. Hors je crois que cela renvoie à l'art de la relation, la vie n'est que relation. A l'intérieur d'un corps humain  il y a une série extraordinairement complexe et vivante de relations entre les nerfs et les neurones, posez la main sur quelque chose qui brûle et l'information va vous parvenir aussitôt "attention ça brûle !" C'est le même phénomène à l'échelle du cosmos. On peut se raconter que servir la relation c'est servir la vie, je crois que le conte a cette fonction là. J'essaye d'établir une relation avec les gens, pas une communication, une relation qui leur fait dire <<ah oui c'est vrai, c'est comme ça…>> ; de l'ordre de la reconnaissance.

Il y a la relation entre le conteur et le public, le conteur et l'histoire, l'histoire et le public, et au delà de tout cela il y a la relation au mystère. Chaque histoire en est porteuse, un mystère essentiel, premier, basique. Il n'y a pas d'histoire sans cohérence, et cette cohérence dit sans cesse <<la vie a un sens>>, lequel je ne sais pas mais elle en a un. Lorsqu'on vit le nez dans sa propre vie au jour le jour,  on ne le voit pas, on se demande même parfois où va la vie. Les histoires racontent des vies qui ont une cohérence, elles vous prennent quelque part et vous emmènent ailleurs, elles supposent qu'il y a un sens de la marche.
Cela doit être répété, implicitement bien sûr, car on ne peut pas marcher si on n'a pas de sens. Je suppose que les suicidaires sont des gens pour qui cela ne vaut pas le coup d'aller à demain, car cela n'a pas de sens.

 

Vous avez connu les premiers festivals du conte, pour l'époque assez marginaux il y a maintenant une trentaine d'années. En refaisant ce chemin en arrière,  comment observez-vous l'engouement croissant qui renaît pour le conte. Cela tient-il à une manière d'en parler, à une mise à jour différente, à des effets médiatiques, ou un réel intérêt pour le sujet ?
Il y a deux réponses. La première c'est que le conte est la grande affaire du XXè siècle. Jamais on ne lui a accordé autant d'importance. Pourquoi ? Le XXè siècle a vu un peu partout dans le monde la fin des sociétés rurales dont le conte était la culture. Avec la fin de ces sociétés, l'exode vers les villes, on a pensé que leur culture allait disparaître également. Par chance ce siècle est celui de la naissance de l'ethnologie, et il y a eu aux bons endroits, les bons hommes pour dire <<attention il y a une culture qui est en train de mourir, il faut la sauver.>> Cela tient du miracle, mais cette collecte mondiale s'est faite tout au long du XXè siècle. Que cela soit dans les pays communistes – pour des raisons idéologiques d'ailleurs  - en Chine et dans l'ex-URSS, que se soit en Afrique sous l'impulsion de gens comme Senghor ou Amadou Ampaté Ba qui disait <<chaque fois qu'un vieillard meurt c'est une bibliothèque qui brûle.>>, en Amérique, un peu partout cette collecte s'est effectuée. Le XXè siècle est celui qui a sauvé le patrimoine oral de l'humanité. Il s'agit d'un sacré renouveau. C'est aussi le temps où l'on s'est posé la question pour la première fois de savoir  ce qu'il y avait dans ces histoires. Qu'est-ce qui fait qu'elles ont traversé les siècles, portées par le média, apparemment, le plus fragile qui soit ; il doit donc y avoir quelque chose de nécessaire si cela dure. La psychanalyse des contes, Young, Bettelheim et d'autres se sont intéressés à chercher quel enseignement réside dans ces histoires. On a redécouvert aussi que la plupart, sinon toutes les traditions spirituelles ont utilisé et utilisent le conte dans l'enseignement : le bouddhisme zen, les soufis…et autre fois au Moyen-Age les chrétiens, l'église. Voilà pour le renouveau du conte. Pour son avenir j'ai quelques convictions. Il y a un an "le Monde Diplomatique" faisait un numéro spécial sur la parole et me demandait d'y écrire un article. On m'a demandé quel sujet je souhaitais traiter et j'ai dit << le conte comme art d'avant garde >>. Cela a été pris comme une provocation, mais accordé. A cette occasion là, j'ai cherché la citation exacte de Malraux à qui on fait dire "que le XXIè siècle sera spirituel ou ne sera pas", il n'a jamais dit cela en fait. Je crois qu'on a interprété une chose qu'il à réellement dite lors de son discours inaugural de la première Maison de la Culture à Amiens, qui est un discours extraordinairement prémonitoire. Il a dit a peu près cela << grâce à la psychanalyse le XXè siècle a été le siècle de la réintégration des démons dans l'homme (ce ne sont pas des images, ils sont dans le corps), le XXIè siècle face au péril qui nous menace devra être celui de la réintégration des dieux.>> Alors je ne dis pas que c'est le conte qui va réintégrer les dieux en l'homme, mais il en est un élément important .

Henri Gougaud sera le 17 mai au Théâtre municipal de Vienne
Dans le cadre du Festival des arts du récit.

Image : Scène (détail au-dessus) extraite d'un album d'estampes érotiques chinoises du XIXe siècle